- AMÉRIQUE PRÉCOLOMBIENNE (langues, littératures, théâtre) - Théâtre
- AMÉRIQUE PRÉCOLOMBIENNE (langues, littératures, théâtre) - ThéâtreMalgré la diversité des langues, les grands groupes amérindiens précolombiens possèdent, dans leurs mœurs aussi bien que dans leurs traditions, leurs croyances et leur expression artistique et littéraire, de nombreuses caractéristiques communes: une mythologie panthéiste, principalement solaire, liée au culte des dieux représentant la fertilité et les forces naturelles; un gouvernement théocratique; le goût des conquêtes, le sens collectif de l’organisation sociale et administrative, et les dons de bâtisseurs d’empires; une architecture grandiose; un goût prononcé pour la sculpture monumentale et la céramique; une préférence pour les chants guerriers et les poèmes épiques accompagnés de danses et de dialogues, et semés de pièces lyriques tendres et pures; ainsi, le théâtre des Amérindiens a pu surgir tout naturellement de la conjonction des formes d’expression, et dès le début a trouvé sa voie dans l’expression dramatique totale.1. Origines sacrées et guerrières de l’expression dramatique amérindienneAu sein du groupe composite nahuatl-aztèque se développèrent dans l’ancien Mexique des genres de dramaturgie très divers, dont les uns s’apparentent par leur origine aux thèmes quiché et maya et les autres reflètent l’esprit conquérant des guerriers aztèques. Ce sont:– des pièces empreintes de la mystique guerrière, exaltant l’idée de la mort, considérée comme un holocauste au dieu de la guerre; par exemple les Lamentations sur la mort du roi Nacxitl , dans lesquelles plusieurs personnages et un chœur répondent tour à tour à un chanteur qui fait office de coryphée, structure qui rappelle la tragédie grecque;– des drames sacrés, tels que l’offrande de Xipe Totec , qui associe le culte phallique au sacrifice humain et à la fécondité végétale et agricole. Le mystère du dieu du maïs, Cuiteotl le Rouge , célébrait la germination et la croissance du grain. Les représentations étaient aussi un rite, auquel le peuple s’associait par des prières, des cris et des applaudissements. La fête de la fécondité dégénérait parfois en orgie. Le symbole se faisait matériel, l’acte mystique sacrifice. Sur le théâtre même, la fiction se faisait réalité. La représentation de combats entre soldats et esclaves, vêtus de costumes qui les caractérisaient, se terminait quelquefois en massacre. Les vaincus étaient conduits à la pierre du sacrifice, le tepopaztli . Après les avoir étendus sur la pierre, les vainqueurs leur ouvraient la poitrine et leur arrachaient le cœur encore palpitant. La guerre se terminait sur l’intervention du dieu qui présidait la cérémonie et qui venait sur la scène pour ordonner la cessation du combat. Le culte solaire était lui aussi lié au sacrifice humain sous forme spectaculaire, où sacrificateurs et sacrifiés jouaient un rôle soigneusement préparé et accepté à l’avance. Tous les mouvements étaient réglés sur un rythme de danse et au son des instruments: trompes, tambours et conques marines. Nous retrouverons plus loin, chez les Maya-Quiché, cette coutume du sacrifice humain, qui chez eux fait l’objet de l’un des drames les plus grandioses de la dramaturgie amérindienne;– un autre genre de pièce était constitué par des débats philosophiques ou esthétiques en forme de dialogues et de chants, qui évoquaient les tournois des cours d’amour du Moyen Âge. Plusieurs textes nous sont parvenus;– il existait enfin une comédie satirique très vivante, dont les types, les attitudes bouffonnes et le langage impudent rappellent parfois ceux de la comédie italienne et le théâtre de Tabarin. Ce sont des farces où l’élément divin, le dieu ou l’idole, joue un rôle actif. Tantôt c’est le dieu du vin, Ometochtli, qui se dispute comiquement avec un personnage bouffon, démêlés dans lesquels interviennent des faisans, des perroquets, une libellule dorée, un cerf, un lapin; tantôt les dieux doivent répondre aux sollicitations burlesques d’une véritable cour des Miracles, où chacun, à sa façon, sous le couvert du masque, invente une mimique que l’on retrouve dans une pièce nahuatl, à la fois comédie bouffe et ballet populaire: El Güegüense o machoratón (Le Rusé Petit Vieux, ou l’Enfant de mule ). Comédie aristophanesque, dont le texte primitif, d’avant la conquête, s’est adapté aux exigences du temps, et où les autorités coloniales ont été substituées à celles du roi aztèque. La pièce inclut des rondes, des marches, un ballet préhispanique dit «de san Martín», où l’on assiste à la lutte d’un Indien avec un lion, le «ballet des mules», une danse bachique, le «ballet des huehues» ou «des vieillards», etc. Les personnages sont: Güegüense, montreur de spectacles de foire et commerçant astucieux, ses fils, le gouverneur de la province (tastahuanes , en langue nahuatl), Suche Malinche (Fleur-de-Maquerelle), le chef de police, des fonctionnaires, des mulets, des gens et dames de la cour.La grande source de représentations sacrées, chez les Maya-Quiché , est le Popol Vuh , livre sacré provenant du temple d’Utatlán, qui se situe, dans la littérature universelle, aux côtés de la Bible, des Veda, du Coran. Dans ces scènes, la narration primitive se transforme en dialogues, interrompus par des chœurs et accompagnés par le rythme du tambour, pour mettre en valeur des thèmes à la fois légendaires, épiques, historiques et religieux. Le Popol Vuh a donné naissance, chez les Maya-Quiché, au Bal des géants , dont il ne nous reste que quelques morceaux authentiques, mais dont la représentation, chose curieuse, a continué au cours des siècles et se poursuit encore à l’heure actuelle, à l’époque du solstice d’été, qui coïncide avec la Saint-Jean. Son texte moderne suit de près l’ancien, mais il a subi l’influence de la conquête espagnole, et certaines interpolations chrétiennes s’y sont glissées. Ce mythe solaire, dansé, mimé et parlé, met aux prises le Géant blanc de la lumière, génie du bien, et le Géant noir des ténèbres, génie du mal. La pièce se déroule en cinq moments et se termine par la défaite du Géant noir, affirmant le triomphe de la force magique sur l’ignorance et la force brutale d’une part, et de l’autre la suprématie du bien sur le règne du mal. Les dialogues s’accompagnent de musique: flûtes, pipeaux et tambour vertical.Le sacrifice humain, chez les Maya-Quiché, acquiert une valeur spirituelle et héroïque et perd le caractère de cruauté brutale ou d’exigence divine que les Aztèques lui confèrent. L’œuvre maîtresse de la dramaturgie maya, Rabinal Achi (Le Guerrier de Rabinal ), est dominée par un thème sacrificatoire, qui, aux alentours du XIIe siècle, époque à laquelle cette pièce paraît avoir été composée, possédait encore en partie la valeur d’une immolation magique. Le texte original de Rabinal Achi , recueilli de la tradition orale en langue quiché, est demeuré presque intact, malgré l’intervention des conquérants espagnols, qui condamnèrent en bloc tous les textes et cérémonies dramatiques ou sacrés des Indiens et s’évertuèrent à les faire disparaître par le fer ou par le feu. Plus tard cependant, quelques érudits, parmi les conquérants et les missionnaires jésuites, s’efforcèrent de recueillir de vive voix les restes des monuments littéraires. C’est ainsi que Rabinal Achi nous est parvenu sous la forme d’un drame héroïque en quatre tableaux. Cette pièce, d’inspiration sacro-guerrière, célèbre le combat entre deux héros représentant des tribus rivales, l’une quiché, et l’autre sans doute vassale des Maya. Son dénouement est l’acceptation par le prisonnier du sacrifice rituel qui le destine à mourir en holocauste.À part les pratiques spectaculaires des rites en l’honneur des dieux de la Nature ou de la Terre Mère (Pachamama) et la représentation des mythes solaires, que l’on retrouve chez tous les groupes amérindiens, les Inca développèrent très haut le sens épique du drame. C’est d’abord l’épopée cosmogonique de Wiracocha, fils du Soleil et dieu de la pluie, base de l’arbre généalogique des Inca. C’est aussi celle, légendaire, de Manco Capac, le premier Inca, et de sa femme, Mama Ocllo. C’est enfin la geste des Inca, dont la mise en scène fut ordonnée par Pachacutec Inca Yupanqui, huitième de sa dynastie, qui fit exhumer et exposer au Cuzco les momies de sept de ses prédécesseurs, et organisa à cette occasion des représentations grandioses faisant allusion à la vie, au règne et aux faits héroïques de ces souverains.On sait que, parmi ces pièces et d’autres qui leur sont postérieures, huit furent représentées en 1555 à Potosi, trente ans après la conquête du Pérou, et deux cents ans après le couronnement de Pachacutec. Seulement deux de ces œuvres en langue quechua nous sont parvenues, plus ou moins mutilées, par la tradition orale: Ollantay et La Mort d’Atahuallpa. Ollantay raconte la rébellion du chef guerrier du même nom contre l’Inca Pachacutec. L’amour du rebelle pour Cusi Cuillur, la fille de l’Inca, illumine toute l’épopée guerrière d’Ollantay et de son peuple des Andes. La Mort d’Atahuallpa manifeste la consternation d’un peuple qui assiste à sa destruction et le désespoir de ses femmes qui pleurent la ruine d’une race. C’est aussi une protestation contre l’injustice du vainqueur et sa déloyauté dans le traitement du vaincu. On comprend que les représentations de cette pièce se soient poursuivies, clandestinement ou non, durant toute l’époque coloniale espagnole, comme un hommage posthume au dernier des Inca.2. L’exécution théâtraleCes œuvres furent écrites en quechua, langue parlée au Cuzco. Elles sont en vers de quatre à dix syllabes et se déroulent sur un ton incantatoire, hiératique et rituel. La rime en est libre, ainsi que le vers et l’assonance. Les propositions s’y répètent comme un leitmotiv. Les personnages, avant de poursuivre le développement de leur discours, ont l’habitude de répéter, au début de chacune de leurs interventions, les derniers arguments de leurs interlocuteurs, comme s’ils désiraient méditer cette base de discussion avant d’enchaîner par une réponse solide. Ce procédé, caractéristique du langage amérindien et de sa forme théâtrale, n’est nullement monotone; au contraire, il possède une puissance de conviction à caractère lyrique, et constitue en outre, pour les textes qui nous sont parvenus par la transmission orale, souvent trop incertaine, un test d’authenticité. Dans la comédie, la répétition, employée comme un refrain, est un élément qui ajoute au comique.Une telle science du théâtre suppose chez les Amérindiens une pratique spécialisée. La dramaturgie, la mise en scène et la poésie constituaient en effet un office rétribué, pratiqué chez les Aztèques par le cuicapicqui , ou poète, et chez les Inca, dont le système d’éducation était très développé (ils avaient déjà fondé une université, la première du genre en terre américaine), par les amauta et les arawicu . Les premiers étaient des professeurs chargés de l’enseignement des diverses matières, entre lesquelles figuraient l’art théâtral, la musique et la poésie; à leur fonction de poète les seconds ajoutaient celle de rapsode. Les textes étaient conservés dans les quipu , sorte de filets dont les nœuds de cordelettes étaient agencés de telle façon qu’ils permettaient une lecture idéographique, confiée à des déchiffreurs spécialisés, les quipucamayoc . Ces quipu étaient conservés dans des bibliothèques ou des musées.Les pièces étaient jouées par des nobles de la cour et par les élèves des conservatoires. L’Inca lui-même et ses hauts dignitaires y prenaient part, à côté ou en représentation des dieux et des déesses, entourés des symboles du pouvoir, et personnifiaient souvent le Soleil, la Lune ou les dieux du maïs et de la fécondation. Les acteurs se présentaient en scène au son de la musique, vêtus de costumes somptueux et la tête généralement surmontée d’ornements monumentaux.La représentation théâtrale, à valeur sacrée, se déroula d’abord à l’intérieur des temples. Les dieux mêmes étaient censés y participer, et la représentation du mystère divin faisait originellement partie du rite célébré par les prêtres du culte, de même que dans la Grèce et la Rome primitives. À cet effet, une scène était dressée, souvent dans une cour intérieure, comme celle, de dix mètres de côté, que l’on a retrouvée dans le temple de Quetzalcoatl, le dieu-serpent des Toltèques, à Colula. Mais, la représentation divine se théâtralisant et le culte des dieux faisant place à celui des héros, les spectacles se transportèrent au-dehors, devant les murs du temple, et jusque sur la place publique. L’action naquit alors, par l’interprétation des acteurs, une qualité artistique qui remplaça l’impulsion mystique originelle. Malgré ces modifications, le théâtre demeura toujours lié au culte; les édifices de théâtre étaient adossés au temple, ou bien en étaient séparés par l’autel (ou pierre) du sacrifice, situé à égale distance des deux; cet autel figurait à la fois comme un accessoire nécessaire à la conduite de l’action et comme un emblème destiné à maintenir présent le sens religieux de la pièce, tel le Thymelé, ou autel de Dionysos, que les Grecs conservèrent toujours à la place d’honneur de leurs amphithéâtres.Ainsi, le théâtre amérindien, tout comme les théâtres des anciennes civilisations de l’Orient méditerranéen, prit naissance dans les rites sacrés des croyances primitives, et peu à peu, à mesure que la mystique divine s’affaiblissait avec le progrès de la civilisation, fit place au culte des héros et à l’exaltation des qualités humaines. Des mystères sacrés du Soleil et de la fertilité, il évolua vers le drame des vertus guerrières de Rabinal Achi, puis il prit fin, coupé dans son élan par la conquête espagnole, avec les drames épiques qui illustrèrent la destruction des cultures et des empires: la mise à mort au Mexique de Cuauhtemoczin, héritier de Motecuhzoma II, et au Pérou, en 1533, l’exécution de l’Inca Atahuallpa, derniers descendants de leurs dynasties respectives.
Encyclopédie Universelle. 2012.